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  • Photo du rédacteurManon

Un torrent de flammes


Le tonnerre gronde et résonne gravement en moi. La lumière d’un éclair transperce furtivement mes rideaux. Le son du torrent d’eau qui s’abat sur la ville me maintient dans un état somnambulique. Du fond de mon lit, je me demande pourquoi je me suis réveillée quand le bruit sourd de quelqu’un qui frappe brutalement contre ma porte d’entrée me ramène à la réalité.


Sam.


D’un geste vif, j’écarte les couvertures et me précipite, pieds nus, jusque dans l’entrée de l’appartement. Je tourne sèchement la clef restée dans la serrure et, dans le même élan, ouvre la porte. Trempé jusqu’aux os, il se tient devant moi, adossé à l’encadrement de la porte, la tête baissée. L’eau ruisselle de ses cheveux sur les courbes de son visage pour disparaître dans son col. Mais aussi mouillé qu’il soit, l’odeur qu’il dégage ne me trompe pas sur ses activités de cette nuit. Encore.

Il sait que je sais ce qui s’est passé, et pourquoi il est là, bredouille et honteux sur mon palier à deux heures du matin. Son silence lourd de sens fait s’emballer mon rythme cardiaque et monter la peur dans mes entrailles. Encore. Muette moi aussi, je le tire vigoureusement par le bras à l’intérieur avant que quelqu’un ne le voit planté ici avec son air coupable. Je claque la porte derrière nous, mais regagne ma chambre sans plus de cérémonie. Il n’y a rien que je puisse faire dans l’immédiat, si ce n’est essayer de me reposer avant que la crise n’éclate, et tenter par la même occasion de me préserver un peu en ne le consolant pas ce soir. De toute façon, Sam sait où dormir en attendant que le jour se lève et que ses problèmes ne le rattrapent.


***


Au petit matin, j’ouvre la fenêtre de ma chambre. J’inspire fort et laisse avec plaisir l’air parfumé de l’orage de la veille envahir mes poumons. Cette odeur, toujours présente après un déluge, m’est rassurante et m’inspire le courage d’aller retrouver Sam.

Impassible, je prends place derrière le comptoir de la cuisine. Aux fourneaux, Sam termine de préparer un petit-déjeuner des plus appétissants. Il a même pensé à mon verre d’eau et mes trois pilules quotidiennes. En étant attentionné, il s’excuse pour cette nuit, comme toujours. Alors je décide d’accepter son pardon à demi-mot en dégustant un de ses pancakes à la banane encore tout chaud.


_ Les gars m’ont prévenu pour l’immeuble en feu d’hier soir, se décide-t-il au bout d’un moment à m’avouer.


Sam n’y est pas allé par quatre chemins. Comme à son habitude, il est bouillonnant, impulsif, et toujours en action. Je suis certaine que, contrairement à ce qu’il prétend, il n’est pas devenu pompier par hasard. Surement cherche-t-il à éteindre un feu qui le ravage de l’intérieur. Je fais tout mon possible pour l’apaiser et le rassurer. Et il ne m’a pas été facile de fissurer sa carapace pour devenir un véritable pilier pour lui. Sam ne se laisse pas apprivoiser facilement, mais, sous ses allures d’homme fier et indépendant, et malgré les distances qu’il s’impose avec les autres, se cache une vraie âme sensible en quête de réconfort et d’amour.

Je m’étonne que ses collègues de la caserne l’aient averti. Si je ne me trompe pas, Sam n’était pas d’astreinte cette nuit. Et avec son caractère bien trop souvent austère, il n’est malheureusement pas très proche d’eux.


_ Ils avaient besoin de renfort ? hasardé-je.


Il secoue vivement la tête pour me faire signe que non, bien trop occupé à mastiquer à son tour un pancake. Je ne pose pas d’autres questions par peur des réponses que je pourrais obtenir. Je préfère le laisser choisir ce qu’il veut et ce qu’il peut me raconter, pour être le plus innocente possible dans le cas où il se ferait attraper. Même si je suis bien consciente que le simple fait d’héberger mon ami fait de moi sa complice.


_ Non Izé. Ils voulaient me prévenir qu’une enquête pour incendie criminel était ouverte. Ce matin je dois me rendre sur les lieux de l’infraction. Je fais partie des experts qui doivent confirmer l’origine du foyer du feu pour les enquêteurs.

_ Tu t’en sens capable ? m’inquiété-je.

_ Je n’ai pas vraiment le choix. Je resterai en retrait et éviterai de prendre l’initiative d’une quelconque piste. Mais en aucun cas je ne brouillerai l’enquête.

_ Sam, il faudra peut-être que tu te protèges… S’ils découvraient la vérité sur…

_ Non Izé ! C’est non, me coupe-t-il sèchement. Je ne suis pas fier de mes actes, je ne comprends pas ce qui me pousse à mettre le feu à des bâtiments abandonnés. Je n’irai pas me dénoncer, mais je ne fuirai pas si je devais assumer mes agissements.


Et avant que je n’ai le temps d’ajouter quoi que ce soit, il attrape sa veste en cuir et claque la porte d’entrée derrière lui.


***


Savoir que Sam doit fournir des éléments pouvant potentiellement l’incriminer m’a hanté toute la journée, dès l’instant où il a franchi le pas de la porte, et plus encore après la visite inattendue d’officiers de police.

Depuis, impossible de me concentrer sur les illustrations jeunesses que je dois réaliser pour un album. Et même lorsque j’essaie de dessiner pour moi, mes pensées s’échappent, tentant d’anticiper tous les scénarios possibles et inimaginables. Et si Sam était en train d’être interrogé par les enquêteurs ? Et si je leur en avais trop dit, et leur avais mis la puce à l’oreille sur la culpabilité de mon ami ? Et s’il était en train de paniquer comme je suis en train de le faire ?

J’ai peur de ce qu’il pourrait faire si les émotions le submergent. D’autres bêtises ou qu’il disparaisse. Sam n’a que moi. C’est un loup solitaire qui a trouvé refuge auprès de moi, mais pour combien de temps ? S’il devait partir, en prison ou en cavale, il laisserait un grand vide dans mon cœur.


Pour me détendre en attendant son retour, je décide de me faire couler un bain. Doucement, je me laisse aller dans l’eau, jusqu’à avoir la tête immergée. Le temps semble alors s’arrêter. Les images de la journée défilent dans mon esprit, lointaines.

Moi ouvrant avec stupeur la porte aux policiers. Eux me demandant où j’étais la nuit dernière, et si quelqu’un pouvait en attester. Moi répondant à toutes leurs questions le plus honnêtement possible tout en protégeant Sam, quitte à me mettre en porte-à-faux. Eux me demandant de ne pas m’éloigner et de rester joignable, dans le cas où ils auraient d’autres question à me poser. Mes jambes se remettent à trembler sous le coup de l’émotion, comme après les avoir raccompagnés dehors.


***


Il est dix-huit heures. Cela fait longtemps maintenant que Sam aurait dû rentrer. Pour faire passer le temps, j’allume la télévision. Avachie dans le canapé, télécommande en main, je zappe d’un air distrait sur les différentes chaînes. Mes questions continuent de tourner en boucle dans ma tête. Mais où est Sam ? Pourquoi n’est-il pas encore rentré ?


Soudain, des images choquantes me sortent de ma léthargie. Sur mon écran, la présentatrice d’un journal télévision annonce d’un air grave les dernières nouvelles sur l’incendie criminel ayant fait une victime. Entre la vie et la mort, elle serait gravement brûlée et prise en charge aux soins intensifs. Défilent, en même temps que la journaliste présente les faits, des séquences filmées dans la nuit. Le bâtiment en flammes, l’intervention des pompiers, la civière transportant la personne blessée couverte par une couverture de survie, les gyrophares de la police et de l’ambulance.

L’information se fraye difficilement dans mon cerveau. L’air ambiant semble s’être réchauffé de plusieurs degrés tout à coup. Les images de la bâtisse en feu ne laissent planer aucun doute, il s’agit bel et bien de l’immeuble que Sam a fait brûler compulsivement hier soir. Mais savait-il qu’une personne se trouvait là ? Etait-ce volontaire de sa part ? Non… Jamais personne n’a été blessée ni visée. Il est toujours très précautionneux lorsqu’il s’agit de vérifier que les lieux sont déserts, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur pour prendre la fuite s’en être vu. Que s’est-il donc passé ce soir-là ? A cette pensée, l’air m’étouffe. Je me lève pour ouvrir la fenêtre et absorbe goulûment une bouffée d’air humide qui se déverse sur mon feu intérieur d’inquiétudes. L’esprit moins embrumé par la fumée noire de mes interrogations, je commence à réfléchir à comment sortir Sam de là, comment nous sortir de ce pétrin.


***


Sam est rentré de sa journée de travail d’une humeur massacrante. Il est allé directement s’enfermé dans la salle de bain sans dire un mot, et depuis refuse de me parler ou même d’ouvrir cette satanée porte. Pourtant, j’ai tellement de questions, et je suis en droit d’en avoir les réponses. Je suis impliquée malgré moi dans cette sordide histoire. Assise au sol en appui contre la porte, j’entends sa respiration saccadée. Sans doute sanglote-t-il. J’aimerai que cette porte n’existe pas afin de pouvoir le consoler et lui assurer que tout se passera bien, que la personne qu’il a blessé malgré lui va s’en sortir. Mais la porte de la salle d’eau est là, érigée tel un rempart entre lui et moi. Le temps passe ainsi, les minutes défilent, les heures s’accumulent, et ni lui, ni moi ne bougons d’un pouce.

Et alors que la nuit est bien avancée, il se décide enfin à me parler.


_ Izé…

_ Sam ?

_ Il y avait quelqu’un à l’intérieur… m’avoue-t-il difficilement. Une femme… Et elle… elle a... Enfin je l’ai...

_ Oui, je sais… Je l’ai vu aux informations… le coupé-je pour l’aider dans ses confessions.

_ Mais je ne voulais pas ! Je le jure, je ne savais pas qu’elle était là… Je ne sais pas pourquoi, j’ai vérifié très rapidement les lieux, plus rapidement que d’habitude, trop rapidement… Oh Izé si seulement j’avais su…


La fin de sa phrase s’évanouit dans le fond de sa gorge, l’émotion le submergeant.


_ Tu ne l’as pas voulu Sam, tu n’as pas à t’en vouloir. C’était un accident, tout simplement.

_ Tu entends ce que tu dis Izé ?!


La colère perce sa voix sans que je comprenne pourquoi.


_ Ne t’inquiète pas Sam, tout va s’arranger. J’ai pensé que nous pourrions…


Brusquement, je l’entends se redresser. J’ai à peine le temps de m’écarter qu’il ouvre la porte et approche son visage très près du mien. J’étouffe un hoquet de stupeur.


_ Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? J’ai brûlé vive une personne ! Peu importe que ce soit volontaire ou non, je suis définitivement aller trop loin. Je veux dire, rien que le fait de brûler des bâtisses abandonnées ou désertes c’est aller trop loin. Ce plaisir que je ressens quand je vois s’enflammer des édifices entiers, ce n’est ni plus ni moins que de la folie. Et le plus fou dans cette histoire c’est que je sois le seul à m’en rendre compte. Izé, dit-il en se prenant la tête entre les mains, j’ai conscience que tu cherches à m’aider du mieux que tu peux. Je sais que je peux compter sur toi à chaque instant et que tu me protèges de qui je suis vraiment. Mais soyons réaliste, tu ne peux plus me faire croire, tu ne peux plus croire se reprend-t-il en me regardant droit dans les yeux, que ce penchant que j’ai n’est pas si dramatique. J’ai peut-être tué quelqu’un, et j’ai mis en danger des dizaines de personnes par mes actes. Je ne peux pas continuer sur cette voie plus longtemps. Je dois me faire aider et ne plus nier que quelque chose cloche en moi. Mais avant toute chose, je dois commencer par reprendre le droit chemin. Je dois me dénoncer, termine-t-il en un souffle.

_Non ! crié-je, les larmes perlant aux coins de mes yeux. Non, rien ne cloche chez toi. Et si tu te rends, Sam tu iras en prison. Personne ne t’aidera là-bas, et tu gâcheras définitivement ta vie. Tu seras et resteras le pyromane aux yeux de la société. Tu seras encore plus seul que tu ne l’es aujourd’hui. Restes avec moi, et je te le promets, tout ira bien. Je vais t’aider à aller mieux…

_ Izé, je dois me faire aider… Je fais du mal à d’innocentes personnes. Tu es incapable de m’arrêter, je dois le faire pour sauver mes prochaines victimes.


Dans sa main droite, il tient son téléphone où le numéro fatidique est déjà composé. D’un geste furtif du pouce, il valide le numéro, et la première tonalité résonne entre lui et moi.

Le robinet mal fermé laisse s’échapper quelques gouttes d’eau. A présent, je sais que le temps est compté avant que la tempête s’abatte sur nous.


***


Le tambourinement à la porte interrompt nos aurevoirs. Sam semble prêt à affronter ses gestes, c’est plus difficile pour moi. Imaginer ma vie sans lui est une chose, l’imaginer enfermé en est une autre. Pendant que Sam se lève du canapé pour ouvrir la porte, mon regard se porte sur le comptoir qui fait le lien entre le séjour et la cuisine. Mes pilules sont toujours là, j’ai oublié de les prendre, encore. Et pourtant, je ne sens pas de différence. Je n’en n’ai peut-être plus besoin.


Soudain, je sens une main se poser délicatement sur mon épaule. Je me retourne alors, car la main que j’aperçois ne peut pas être celle d’un homme.


_ Maman ?

_ Ma douce Izé… dit-elle tendrement en me caressant les cheveux. Je suis là ma chérie.

_ Mais qu’est-ce que tu fais là ? Il.. il doit être tard et…


Je remarque alors son trousseau dans sa main. Elle est entrée avec sa clef. Si elle a ouvert la porte d’entrée, où est passé Sam ? Ma mère suit mon regard qui balaye l’appartement. Je constate alors qu’elle est venue accompagnée.


_ Tu cherches quelque chose ? me demande-t-elle, soucieuse.

_ Je cherche Sam…


Je n’arrive pas à détacher mon regard du docteur Villeneuve, et des infirmiers qui l’accompagnent.


_ Izé, ma chérie, qui est Sam ?


Je me replace correctement dans le canapé, pour faire faire dos à tout ce petit monde. Je remarque à cette occasion que Sam se tient appuyer contre l’embrasure de la porte de ma chambre. Les bras croisés, il observe la scène, distant.

A ce moment précis, je sais. Ma mère continue de me parler, mais je perçois sa voix de loin sans pouvoir distinguer ce qu’elle me dit, sans vouloir l’écouter.

Je sais. Sam n’existe pas, ou du moins simplement dans ma tête, pour moi et moi seule. Il est peut-être seul, mais je le suis plus encore. Il me regarde, me fixe droit dans les yeux. Lui aussi, il sait. Et il compatit.

Je sais à présent que ce n’est pas moi qui tentait d’aider mon ami, mais lui qui me maintenait à flot et essayait éperdument de me maintenir lucide. En vain. Car ce n’est pas lui qui mettait le feu à ses immeubles, mais moi. Ce n’est pas lui qui a blessé une femme, mais moi. Ce n’est pas lui non plus qui a besoin d’aide, mais moi.


Je sens que les infirmiers me soulèvent précautionneusement par le dessous des bras, et m’aident à marcher jusqu’à la sortie de mon appartement. Je n’arrive pas à détacher mon regard de celui de Sam. Tout me semble abstrait et lointain. Je réalise ce qui se passe, ce qui m’attends, mais plus rien n’a vraiment d’importance, car je sais que là où je vais, il ne viendra pas. Et tandis que j’entends un torrent d’eau s’abattre dehors, les flammes de ma folie douce dansent dans les yeux de Sam.


Fin.

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